Entretiens et autres textes

Musique sacrée - l’Organiste
n° 337, Juillet 2022
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entretien Musique sacrée - l’Organiste


Portrait
Vincent Paulet s’inscrit dans la continuité d’une tradition française dont Henri Dutilleux est le représentant incontesté à l’orée du XXIème siècle. Richesse et subtilité du rythme et de l’harmonie, plasticité et intériorité expressive de la ligne mélodique, exploitations inventives des ressources instrumentales, onirisme et véhémence enveloppée de mystère, Vincent Paulet est un musicien profond, et sa musique sensible, aux inclinaisons mystiques, incantatoires, s’éclaire par endroits d’une ironie facétieuse.

Anthony GIRARD, 2005


Portrait
Alors que certains courants esthétiques franchissent les frontières, Vincent Paulet est un compositeur indiscutablement français. Il a recueilli l’héritage de Franck, Fauré, Debussy, Ravel, Poulenc et Dutilleux, et l’a fait fructifier librement en suivant sa propre personnalité. Ravélien par la musique et la pensée, peut-être ferait-il sienne la phrase du compositeur de Daphnis et Chloé : « Moi, le plus internationaliste des hommes, je suis fort nationaliste en art. En art seulement. » Si Vincent Paulet aime la musique française, c’est peut-être tout simplement parce qu’il regarde le monde depuis l’endroit où il vit, en toute simplicité. Cependant, attitude proche de ses aînés, ses admirations le conduisent jusqu’aux portes de la grande Europe et il ne conçoit ni Franck et Debussy sans Wagner, ni Poulenc sans Stravinski, ni Dutilleux sans l’École de Vienne.

Vincent Paulet est un compositeur d’un métier impeccable. Parvenu à maturité alors que la doctrine de la tabula rasa dominait encore le petit monde musical français, il y est resté étranger, choisissant de suivre – brillamment – les classes d’harmonie, de contrepoint, de fugue, d’orchestration et d’analyse et non celle de composition. À ce moment, suivre les deux parcours au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris était mal porté. « Je n’ai jamais eu recours à un professeur de composition ; je pense d’ailleurs qu’un professeur de composition est totalement inutile. » a-t-il dit, « En fait, […] la vraie « classe de composition », ce sont les œuvres qui vous fascinent, qui vous marquent à un point tel que, dans un premier temps, on s’en imprègne dans son écriture même, pour, finalement, s’exprimer au travers d’un langage personnel, apparu progressivement, au terme d’un processus naturel et inconscient. »

Malgré toute sa culture, son savoir-faire, Vincent Paulet est un compositeur intuitif. Pas de savants calculs dans son œuvre, peu de jeux abstraits – sauf dans quelques œuvres de jeunesse –, mais une pensée exclusivement musicale, exprimée dès l’origine au moyen de sons et développée de même.
Artisan sincère, il ne truque pas, ne recourt pas aux béquilles des systèmes tout faits. Il compose lentement, sans souci de produire une œuvre abondante dont il ne serait pas satisfait. Quelques proches le savent : chaque jour, lorsqu’il commence à composer, il s’assoit d’abord et se rechante intérieurement toute la partition déjà écrite, au tempo, pour avoir une conscience nette de la place de la suite qu’il va inventer dans le temps de l’œuvre. L’Office des adieux, une vaste et magnifique pièce d’orchestre, commande de l’État, lui a demandé quatorze mois d’un travail acharné et les œuvres plus brèves n’ont pas été proportionnellement moins exigeantes. On pourrait lui appliquer ce propos que Paul Dukas – autre compositeur d’une œuvre rare – tenait à sa classe de composition : « Il n’est pas nécessaire […] d’écrire beaucoup, vingt-cinq pages suffisent (voyez L’Après-Midi d’un Faune). Mais ce sont ces vingt-cinq pages qui, justement, manquent dans notre littérature musicale actuelle. »

Lentement, mais avec passion et sincérité, Vincent Paulet a écrit quelques-unes de ces pages nécessaires à notre temps : cet orchestre tour à tour raréfié et sombre ou si lumineux de L’Office des Adieux  ; Musique pour douze instruments, œuvre si justement distinguée par le jury du concours Alea III de Boston en 1997 ; ou In memoriam Manuel de Falla, commande de la Casa de Velázquez lorsque le musicien y était pensionnaire. Et, parmi les autres pièces à citer, il faudrait penser à inclure plusieurs pièces d’orgue.

Il y a dans le travail de Vincent Paulet une dimension religieuse, qui peut apparaître ou non, l’auteur n’ayant pas l’habitude de tenter d’imposer une manière d’entendre à ses auditeurs par de longs textes faisant office de prêt-à-penser. En revanche, dans le choix des sujets, des titres et de certaines préoccupations, cette dimension se lit clairement, quoique avec discrétion. Dans sa musique comme dans sa vie. Les ors et le faste de la cathédrale ne lui sont pas nécessaires. Avec naturel, les thèmes grégoriens viennent sous sa plume, développés, modifiés, et se coulent dans son style, pourtant si différent de celui des musiciens anonymes qui en ont forgé le répertoire : La Ballade des Pendus, L’Office des Adieux y font emprunt, comme aussi le Salve Regina ou le Verset sur Ave Maris stella, pièces pour orgue dont les titres sont plus transparents. Plus qu’une référence musicale, il s’agit d’une véritable influence. Dans le Verset sur Ave Maris stella, de nombreuses phrases, complètement dans son style, sont autant de courbes lointainement issues de monodies grégoriennes : retour insistant d’une note choisie, amplification mélodique, stabilité du mode – quoique ceux du compositeur soient irréductibles à une théorie scalaire diatonique.

Autre trait caractéristique du compositeur, sa musique semble complexe. Et pourtant, ce n’est pas par volonté de rendre ardue la tâche de l’interprète. Plus d’une fois au cours de discussions, à propos des parties de cordes de telle pièce ou plus régulièrement encore durant la composition du Psaume 129 pour chœur mixte a cappella, cette préoccupation a refait surface, montrant le souci du compositeur d’écrire le plus simplement possible. Mais cette volonté se heurte aux nécessités de son art, à la richesse de son univers harmonique comme à la souplesse et la fluidité de sa rythmique qu’il ne peut écrire autrement qu’avec les valeurs très précises de ses partitions, aux traits qui fusent, limpides ou tragiques, aux accelerandos ou rallentandos progressifs de mainte figure. De son propre aveu, son écriture a peu varié depuis ses débuts :

« Comme toujours dans ma musique, c’est un rythme souple, sorte de rubato écrit avec la plus grande précision possible (ce qui le fait paraître souvent compliqué, en dépit de mes efforts constants pour le simplifier) ».

Mais il faut en venir à une des plus grandes particularités du style du compositeur : Vincent Paulet est un compositeur thématique, c’est-à-dire qu’il invente des thèmes, les donne à entendre, et même à réentendre. Il joue avec et les varie. En ce sens, c’est un musicien véritablement audacieux qui fait ce que très peu de compositeurs ont osé depuis un demi-siècle. Comment peut-on prétendre « être de son temps » et ne pas utiliser des procédés, des processus, et même ces bonnes vieilles séries bientôt séculaires ? Vincent Paulet ne prétend rien, il n’entoure pas sa musique de gloses pesantes et dissimulatrices. Sur cet aspect de son œuvre comme sur tous les autres, nul manifeste, nulle prise de position violente ; Vincent Paulet trace son chemin comme Henri Dutilleux, l’un de ses compositeurs favoris : avec sûreté et discrétion. Il se contente de composer, en prenant tous les risques, en ne se fiant qu’à lui-même :

« Les procédés de type sériel (quoique appliqués à des éléments thématiques qui ne sont jamais de véritables séries, et qui ont un réel profil thématique – et un rôle thématique –) ont disparu progressivement [de mon] discours, au profit de formes de développement plus directes, plus simples finalement, du moins à l’écoute : qu’on ne s’imagine pas que cela soit plus facile à écrire pour autant : en fait, c’est beaucoup plus fastidieux, et plus exigeant ; on ne mesurera jamais assez à quel point le recours à des procédés systématiques, même très complexes (comme, par exemple, les présentations harmoniques – je préfère ce terme à « coagulations » – en triple canon que l’on peut voir (si on a l’œil !) dans La Ballade des pendus) est une facilité pour le compositeur ; écrire sans le recours d’aucun système, voilà la vraie difficulté, l’exigence suprême : l’oreille, rien que l’oreille, dans une soumission totale à l’inspiration. »

Le langage du compositeur n’est pas forcément évident à saisir pour qui n’est pas familier des grands créateurs de notre temps, tels Bartok, Stravinski ou Dutilleux. Mais il n’est pas non plus obscur, ni d’une cohérence cryptée qui n’apparaîtrait qu’à une étude bénédictine de la partition. Il suffit d’écouter et les thèmes se présentent, bien vivants, avec leurs harmonies chatoyantes et variées. Le discours du musicien nous entraîne. Avec ses particularités, il ne cherche qu’à se faire comprendre :

« La facilité d’accès du public à mon œuvre est, en tous cas, une de mes préoccupations majeures, et c’est sans doute ce qui m’a amené, quoique de façon progressive et inconsciente, à établir avec l’auditeur une communication plus directe (dans L’Office des adieux, par exemple, aucun élément du discours thématique n’est occulté). Il n’y a rien de démagogique là-dedans : je suis effectivement mon propre (et mon premier) public […]. »

Peut-être cette évidence du discours thématique s’affirme-t-elle au fur et à mesure du travail créateur, mais elle est présente bien avant ce que cette citation pourrait faire croire. Le Grand Stellaire ou Laus (1991-1992), par exemple, sont des pièces dont on peut suivre aisément le parcours thématique. Cette lisibilité se retrouve dans toutes les grandes œuvres plus récentes. Dans le Deuxième Quatuor à cordes, en forme d’études (1994), que sa structure en plusieurs parties n’empêche pas d’être une suite de variations. Dans Musique pour douze instruments, si unitaire et si riche. Dans le Psaume 129, fresque chorale a cappella de près de vingt minutes, qui emporte l’auditeur des premiers aux derniers mots.
Car, si Vincent Paulet demande une participation à son auditeur, c’est bien celle-ci : d’écouter et de se souvenir jusqu’à la fin. Si l’auditeur se laisse prendre aux séductions de sa muse, l’œuvre, alors, ne le quittera plus.


Philippe Cathé,
Université de Paris IV - Sorbonne, 2006